Des manifestes pour la révolution ou pour la démocratie ?
Stéphane Courtois a notamment dirigé Le livre noir du communisme publié en 1997. Spécialiste de la révolution, de la démocratie et du totalitarisme, il a dirigé avec l’historien Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux, maître de conférence en sociologie politique, une somme intitulé Démocratie et Révolution qui vient de paraître aux éditions du Cerf.
CM : Vous avez dirigé avec Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux un livre conséquent intitulé Démocratie et Révolution, cent manifestes de 1789 à nos jours. Comment vous est venue l’idée ou le désir de faire un tel livre ?
Stéphane Courtois : C’est une idée qui me trottait dans la tête depuis des années. En tant que spécialiste du communisme, j’ai été frappé par ce stupéfiant paradoxe : les communistes, à commencer par Marx puis Lénine, se réclamaient d’une démocratie hautement supérieure à la « démocratie bourgeoise » – et beaucoup de gens en Occident y ont cru –, alors que la réalité des témoignages, confirmée et au-delà par l’ouverture des archives de Moscou, a montré de gigantesques massacres, confinant par moments au génocide. Comment, au nom d’une démocratie supérieure, peut-on exterminer des dizaines de millions de gens ? La question se posait déjà avec la phase jacobine de la révolution française : comment concilier la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la Terreur, la guillotine et l’extermination des Vendéens ? La relation parfois harmonieuse et souvent conflictuelle entre démocratie et révolution est une question qui nous est encore posée avec évidence par les récentes révolutions arabes.
CM : Chacun des cent manifestes est précédé d’un long chapitre explicatif et analytique par les auteurs qui les présentent. Comment avez-vous procédé pour choisir ces cent manifestes dont certains sont très connus et d’autres beaucoup moins (vous notez en introduction que certains étaient inédits en français, que d’autres sont connus de manière partielle, épurée ou censurée ou n’ont jamais été republiés depuis leur apparition) ?
S.C. : Bien entendu, les deux siècles passés ont enregistré des centaines, voire des milliers de textes que l’ont peut qualifier de « manifestes » – quel que soit d’ailleurs leur intitulé exact (déclaration, catéchisme, appel, etc…). Il a donc fallu choisir et sélectionner et s’arrêter au chiffre symbolique de la centaine. Ce choix pourra être contesté, mais il nous a semblé qu’il était très représentatif des différents courants idéologiques qui se sont exprimés depuis deux cents ans. Certains textes étaient incontournables, comme les déclarations de 1789 ou 1793 ou le manifeste de Marx. Mais nous avons mis l’accent sur des textes peu connus, voire introuvables en français et que nous avons fait traduire. Nous avons surtout prêté attention à vérifier l’authenticité de chaque texte en se reportant aux originaux.
CM : La première phrase de l’ouvrage est celle-ci : « Depuis la Révolution française, deux mots, deux notions, deux grands courants de pensée et d’action hantent le monde, tantôt naviguant de conserve, tantôt s’affrontant violemment : Démocratie et Révolution. » Le premier chapitre est consacré à la Révolution française de 1789. En quoi vous a-t-elle semblé plus fondatrice que la Révolution des États-Unis d’Amérique qui lui est antérieure ?
S.C. : En réalité ce qu’on nomme la Révolution américaine a peu à voir avec le phénomène révolutionnaire. Les Américains combattaient pour leur indépendance vis-à-vis de la Couronne britannique et ils ont inventé un nouveau type de régime politique, républicain et démocratique. Mais ils le faisaient sur des terres vierges où ils n’ont rencontré aucune opposition d’une vieille société, de ses traditions, de sa culture aristocratique, monarchiste, catholique etc. Au contraire, la Révolution française est intervenue dans un paysage déjà très connoté par deux millénaires de civilisation gauloise, gallo-romaine puis féodale, monarchiste et catholique. Et si la Révolution a commencé comme une tentative d’améliorer le fonctionnement de la monarchie dite « absolue », elle a très vite dérapé vers une destruction radicale de la monarchie. C’est dès 1791-1792 que les deux courants – démocratique et radical – se sont affrontés et n’ont cessé depuis de nourrir dans le monde entier une culture de guerre civile qui a été portée à son acmé par les régimes totalitaires.
CM : Que peuvent apporter ces manifestes dont certains semblent à première vue très datés (par exemple les manifestes artistiques, les deux encycliques du pape Pie XI de 1937, le manifeste pan-européen de Richard Coudenhove-Kalergi de 1923 ou encore le manifeste en 50 points des Frères musulmans datant de 1936) à l’homme du XXIe siècle a priori davantage concerné par le trans-humanisme que par le dadaïsme ou le totalitarisme nazi ?
S.C. : Bien entendu, certains de ces textes sont « datés » dans la mesure où ils reflètent un moment d’une époque. Mais en même temps, ils sont très éclairants. Notons par exemple l’importance du manifeste futuriste, qui préfigure toute une thématique communiste – force mécanique, vitesse, guerre etc. Les deux encycliques sont deux analyses profondes des deux grands régimes totalitaires. Les 50 points des Frères musulmans renvoient directement à toute une orientation islamiste des récentes révolutions arabes. Il y a là des pensées qui sont à l’œuvre depuis des décennies et qui continuent de travailler les sociétés dans un sens démocratique ou dans un sens de révolution radicale. Si l’homme d’aujourd’hui a les pieds dans le XXIe siècle, il a encore largement la tête dans le XXe siècle.
propos recueillis par Matthieu Falcone
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Démocratie et Révolution, cent manifestes de 1789 à nos jours, sous la direction de Stéphane Courtois, Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux, éditions du Cerf et Presses Universitaires de l’Ices, 1195 pages, 42€.
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